L'aventure, c'est l'aventure
Le blogue d'une femme toujours un peu partie.
lundi 20 mai 2013
Migration
Vous me trouverez dorénavant à l'adresse http://toujourspartie.com, un site propulsé par WordPress. J'y ai fait migrer l'ensemble de ce blogue, avec photos et tout. Je fermerai celui-ci dans quelques jours.
samedi 20 avril 2013
Retour anticipé
Me voici donc, deux semaines avant la date
prévue, chez mon amoureux, où j'ai dégusté hier matin mon premier vrai café au lait
depuis un mois et demi (ô ces petits plaisirs auxquels on ne songe jamais!).
Pourquoi deux semaines avant le temps ?
Parce que, en fin de compte, je n’avais plus grand-chose à faire en Haïti. J'aurais pu rester à glander au bord de la mer en faisant vaguement semblant de travailler, comme les gars de la Minustah ou nombre de joyeux coopérants volontaires, mais que voulez-vous, j'ai des scrupules.
L'implantation de la radio éducative se heurte à des obstacles multiples. Tant que ces obstacles ne seront pas aplanis, il est inutile de songer à travailler efficacement.
Notamment, le ministère de l’Éducation
nationale d’Haïti fait preuve d’une inertie qui frise l’obstruction pure et simple.
Mais cela n’a rien d’étonnant, en fait: ce ministère est une coquille vide.
Que je vous raconte la visite que j’y ai faite en compagnie de Natacha, qui devait obtenir un permis pour son école.
Pour voir le directeur du service concerné, nous avons parcouru un long corridor aux murs jaunis. De part et d'autre, une succession de portes de bois sombre s'ouvrent sur des bureaux où sont assis des tas de gens très occupés... à ne rien faire. Mais quand je dis rien : pas un papier, pas un dossier ne traîne sur les surfaces de mélamine
imitation bois. Rien. Des ordinateurs ? Vous voulez rire ?
Le monsieur que nous devions voir avait tout
de même un roman bien entamé sur son bureau. Ah oui, et son téléphone portable (non, pas de téléphone filaire).
La dame en face de lui : pareil. Les bureaux que nous avons traversés pour parvenir jusque-là: idem.
Nous nous sommes assises devant le directeur ; Natacha lui a
présenté un papier officiel, une demi-feuille 8 1/2-11 sur laquelle il y
avait trois ou quatre lignes d’écrites. Il l’a pris dans ses deux mains, l’a porté à hauteur de ses yeux, l'a longuement examiné, lu, relu, re-relu. Il l’a posé sur son bureau, l’a lissé
soigneusement, il a croisé les doigts dessus, il a regardé au loin (plutôt le mur d’en
face), puis il a énoncé dans un français très fleuri qu’il était trop tard pour
obtenir le permis, les inscriptions étant fermées depuis le 22 février.
Sans se démonter, Natacha lui a poliment
expliqué son affaire. Elle a besoin de ce permis pour pouvoir ouvrir une classe de huitième année, sans quoi ses élèves, tous de familles très pauvres, se retrouveront dans la rue puisque son école est la seule de Carrefour Feuille qui ne coûte à peu près rien.
Le directeur a repris le bout de papier, l’a de nouveau lu attentivement d’un air pénétré. Puis il s’est concentré un nombre raisonnable de secondes avant de déclarer à Natacha qu’elle devait aller payer les frais à telle banque et revenir demain, elle aurait son permis. Fin de l’entretien. Nous sommes sorties, le monsieur a repris son bouquin.
La dame d’en face n’avait pas levé les yeux du sien.
Le directeur a repris le bout de papier, l’a de nouveau lu attentivement d’un air pénétré. Puis il s’est concentré un nombre raisonnable de secondes avant de déclarer à Natacha qu’elle devait aller payer les frais à telle banque et revenir demain, elle aurait son permis. Fin de l’entretien. Nous sommes sorties, le monsieur a repris son bouquin.
La dame d’en face n’avait pas levé les yeux du sien.
Natacha m’a dit que, le lendemain, quand elle y est retournée, une jeune femme faisait tranquillement sa mise en plis au fer à friser, bien assise à son bureau rigoureusement vide.
Loin de s’étonner quand on leur raconte cela,
les Haïtiens ont un petit rire résigné : telle est la fonction publique de
leur pays. Comment voulez-vous arriver à quelque chose ? Des tas de fonctionnaires ont obtenu leur poste par favoritisme et font, comme on dit, de l'«occupationnel» en attendant leur chèque de paie. Plusieurs perçoivent des pots-de-vin pour permettre aux administrés de couper les files d'attente, ou font délibérément des erreurs dans des documents officiels pour pouvoir ensuite exiger une petite somme en échange de la correction.
À l'aéroport de Port-au-Prince, jeudi, 90% des gens qui m’entouraient étaient des
Blancs. La plupart sont venus en Haïti, je suppose, remplis de bonnes intentions. Mais plusieurs organismes profitent du laxisme de l'État pour s'inventer des missions qui ne servent, au final, qu'à créer des emplois... chez eux. Et ce cercle vicieux, apparemment, n'est pas près de s'arrêter. Il faut voir le documentaire Assistance mortelle, de Raoul Peck, qui dresse un impitoyable portrait des effets pervers de l'aide internationale.
Ça fait mal, mais ça fait réfléchir.
Alors voilà. Je ne dis pas que je ne retournerai jamais en Haïti, loin de là. J'y ai rencontré des gens extraordinaires que je veux revoir. Je pense aussi qu'on peut réellement aider ce pays. Mais pas n'importe comment et, surtout, pas sans les Haïtiens eux-mêmes.
Quelqu'un m'a dit que Haïti ne laisse personne indifférent: soit on aime, soit on déteste. J'ai aimé du premier coup, malgré les paradoxes et les contradictions qui déchirent ce pays et son peuple. Je suis encore en train de décanter tout cela. J'en reparlerai.
Ça fait mal, mais ça fait réfléchir.
Alors voilà. Je ne dis pas que je ne retournerai jamais en Haïti, loin de là. J'y ai rencontré des gens extraordinaires que je veux revoir. Je pense aussi qu'on peut réellement aider ce pays. Mais pas n'importe comment et, surtout, pas sans les Haïtiens eux-mêmes.
Quelqu'un m'a dit que Haïti ne laisse personne indifférent: soit on aime, soit on déteste. J'ai aimé du premier coup, malgré les paradoxes et les contradictions qui déchirent ce pays et son peuple. Je suis encore en train de décanter tout cela. J'en reparlerai.
jeudi 11 avril 2013
Tatie Fabi risque sa vie
Branle-bas
de combat aujourd'hui : nous partons demain matin à 4h pour Port-au-Prince, et
Mica a des tas de choses à faire avant de laisser la maison, les écoles et le
reste à son personnel pour le mois que durera son absence.
Pourquoi
4h du matin ? Parce que Pierrot, le perroquet grognon qui a mal à la
patte, a rendez-vous chez le vétérinaire. Et peut-être aussi que Mica est
attendue quelque part, je ne sais plus très bien. Enfin, bref, nous partons à
4h, il n’y a pas à finasser. Bon évidemment, c’est à l’heure haïtienne, précise
Mica, si bien que nous pouvons très bien ne partir qu’à 6 ou 7h.
Toujours
est-il que Mica court dans tous les sens, houspille sans retenue ses employés, appelle toutes les deux minutes «Maximilieeeeen !» (il tient la
comptabilité) ou «Nicolaaaas !» (l’informaticien), qui répondent à la seconde: «Madame?»
Elle cherche son
téléphone, ou un bout de papier sur lequel elle vient de noter quelque chose,
ou un chèque de 10 000$US qu’elle a rangé on ne sait où, et affirme qu’elle est
en train de perdre la tête. «Aaahh, mézanmi !» s’écrie-t-elle
régulièrement en prenant sa belle tête à deux mains.
Quand
elle s’arrête quelques secondes, elle s’inquiète pour Tizanmi, le minuscule
chihuahua de trois mois qui la suit partout de son petit pas sautillant et qui,
dès qu’elle s’assoit, geint pour qu’elle le prenne sur ses genoux.
S’occupera-t-on bien de lui ? Et le chat Minouche sera-t-il encore là
quand elle rentrera ? Et comment Pierrot supportera-t-il le voyage?
Sachant
qu’elle s’en va demain, les employés la réclament pour régler un problème ou un
autre, et puis elle en profite pour les payer, ce qu’elle aurait pu faire bien
avant puisqu’elle sait depuis au moins deux semaines qu’elle doit partir. Elle
fouille dans son sac, où elle garde des liasses de billets destinés à
différents usages, et cherche en maugréant les coupures dont elle a besoin tandis
que Maximilien, calme et posé, me glisse avec un léger sourire : «C’est
Mica…»
Je
voudrais bien l’aider, mais je ne peux pas faire grand-chose à part essayer de
la calmer de temps en temps : «Ça ira, Mica, prends une grande
respiration.»
Je
pensais descendre à la plage cet après-midi, histoire de dégager le terrain,
mais il s’est mis à tomber des cordes, des clous, des hallebardes, bref, il a plu à
boire debout. Oublions la plage : l’eau que charrie la rivière jusqu’à la
mer est sans doute pleine de boue et je ne verrai pas mes pieds, ce que je ne supporte
pas quand je me baigne dans l’océan (ni ailleurs, d’ailleurs).
***
Nous
sommes partis vers 9h30 pour ce que je croyais être une brève et tranquille
balade dans la riante campagne abricotienne.
La
pluie de la veille avait rendu encore plus traître le sentier rocailleux et
escarpé qui mène au village. Je l’ai descendu comme une petite vieille qui
craint de se fracturer la hanche (bien que ma préoccupation principale fût
plutôt de ne pas m’étaler lamentablement dans cette boue glissante pour devoir
ensuite remonter me changer – j'ai ma fierté, quand même).
En
bas, les enfants, en rang deux par deux, main dans la main, nous attendaient
sagement. Notre petite colonne s’est ébranlée d’un bon pas, zigzagant entre les
mares de boue et le crottin des mules comme une longue chenille bleu et blanc.
Dans
une chaleur d’étuve, nous avons marché comme ça durant une bonne demi-heure
jusqu’au premier jardin. Là, maître Jean m’a montré les carottes, les choux,
les navets, les plants de tomates, de maïs, d’aubergine, de gombos et de
piments, les plantules d’acajou... Un fort joli jardin, en vérité, bordé par
une bananeraie bien prospère et ponctué d’un grand avocatier.
En
principe, les enfants sont chargés du sarclage et de l’arrosage. Chaque classe
a sa journée et s’y rend beau temps, mauvais temps. Or, hier, la pluie avait
rendu la terre si lourde et si collante qu’elle s’agglutinait à nos semelles
avec les feuilles mortes en un épais magma impossible à décoller. Pas question
de la travailler dans ces conditions. Les enfants sont donc remontés au village
dare-dare sans avoir rien fait.
Bon,
je dis «rien», mais aller-retour, c’était quand même une grosse heure de
marche. Sans compter la distance que certains d’entre eux avaient déjà dû
parcourir pour se rendre à l’école le matin. Si on faisait faire ça chez nous à
des élèves de troisième année, quelqu’un appellerait la DPJ, c’est sûr. Et la
DPJ sévirait.
Bref,
Jean, Sol (le neveu de Mica, en visite ici) et moi avons poursuivi notre
chemin vers le second jardin – une autre bonne demi-heure de marche dans la
boue, à contourner les mares et à essayer d’éviter de s’y étaler dans une
glissade inopinée.
Il
a bientôt fallu passer à gué une rivière, après quoi j’ai résolu de faire comme
les gens que nous croisions, qui presque tous marchaient pieds nus, leurs
chaussures à la main pour ne pas les crotter.
C’était
assez drôle de voir la tête que faisaient les enfants en voyant une Blanche aller pieds nus dans la boue tout comme eux.
On
a encore marché, marché, marché jusqu’au second jardin, à trois bons quarts
d’heure du premier, à travers des coteaux plantés de bananiers, de canne à
sucre ou de maïs.
Le
soleil de midi tapait sans pitié, ma bouteille d’eau était vide, je suais comme
une invention, j’ai été bientôt obsédée par la soif.
Ici
et là, une vache osseuse courtement attachée à un palmier broutait ce qu’il
restait d’herbe autour d’elle, une chèvre mastiquait placidement quelques
brindilles arrachées à un buisson, et je me prenais à rêver de les traire pour
en tirer ne fût-ce que quelques gouttes de lait.
Après
Laurence d’Arabie dans le désert, les Marines perdus dans l’impitoyable jungle
infestée de VietKongs sanguinaires et Indiana Jones dans la fosse aux serpents,
voici que Tatie Fabi risque sa vie en plein cœur de la sauvage flore haïtienne.
Le
deuxième gué a été à la fois torture (tant d’eau non potable !) et
bénédiction (c’était tout de même bien rafraîchissant). Nous avons enfin
atteint le troisième jardin, ordonné, fertile, dont le prof responsable,
Renois, irradiait de fierté. Betteraves, pois verts, concombres (il nous en a
donné deux, frais cueillis, que nous avons mangés au dîner, mèsi
anpil !),
carottes, navets, etc., le tout impeccablement sarclé. Puis nous avons visité
la petite école non loin. Dans les classes, les élèves, comme toujours, se
levaient d’un bond à notre apparition pour nous saluer en chœur, un rituel réglé au quart de tour qui ne cesse de m'étonner.
Sur
le chemin du retour, comme je n’en pouvais plus de soif, Jean a demandé à un de
ses cousins de grimper à un cocotier pour en faire tomber les noix.
Tchak ! Deux ou trois bons coups de machette, on décapite la chose et l’on
boit à même le trou. Quand il n’y a plus d’eau, tchak ! On fend le coco en
deux et re-tchak ! on en fait voler un éclat qui sert de cuiller pour
manger la pulpe, douce, gélatineuse, rafraîchissante... Quand on a goûté à ça
une fois, les noix de coco desséchées et ridées qu’on trouve dans nos
supermarchés ne nous disent plus rien.
La
pluie a recommencé à tomber, drue, obstinée comme elle l’est sous les
tropiques ; le chemin est devenu encore plus glissant, j’ai cru que nous n’arriverions
jamais. Jean m'a tenu le bras comme à une enfant dans le maudit sentier de roche qui mène à la maison, où je suis arrivée exténuée et triomphante.
Jamais
Prestige ne m’a semblé meilleure !
lundi 8 avril 2013
Les Abricots
La maison de Mica, au village des Abricots,
n’a pas de portes. Enfin si, une seule, une bonne grosse porte de bois sombre
en arceau, comme celle d’un château du Moyen-Âge, que son défunt mari avait
fini par installer pour que les gens ne puissent plus dire que sa maison
n’avait pas de portes. Mais c’est bien symbolique : tout l’arrière de la
demeure est ouvert, sans vitres ni rien, sur un grand jardin planté d’aloès, de
cocotiers, d’un abricotier et de plantes à fleurs que je serais bien en peine
de nommer. En contrebas, on voit la mer qui jette son écume sur une étroite
plage et berce des bateaux de pêche à voile.
Dans le jardin errent un paon qui fait la roue
pour ses deux paonnes, un nombre indéterminé de canards, dont une cane à l’aile
cassée suivie de trois canetons qui ne sont pas les siens, ainsi qu’un chaton
qui vient miauler le soir pour avoir à manger.
Dans la maison : un
perroquet vert et grognon qui a mal à la patte, une tourterelle chauve, un
chihuahua adulte qui fait des sourires affreux et son rejeton de trois mois qui
se prend pour un tigre et court en grondant après la queue de Minouche, un chat
roux qui miaule sans arrêt. À la nuit tombée, il n’est pas rare qu’une chauve-souris
vienne voleter au-dessus des têtes attablées avant de ressortir par on ne sait
où.
On arrive aux Abricots après une bonne heure
et demie de route à partir de Jérémie, bien que les deux ne soient distants que
de 25 kilomètres. Je dis route, mais c’est un chemin de terre semé d’ornières
qui ressemble aux chemins forestiers de mon enfance, ouverts comme des plaies
dans le bois que la compagnie s’apprêtait à raser. Mais ici, dans cette zone essentiellement rurale, les petites maisons carrées coiffées de tôle ondulée s’éparpillent à travers les collines couvertes de manguiers, de bananiers, d’abricotiers et d’avocatiers. On est loin des épinettes noires, disons.
Mica conduit son pick-up 4X4 là-dedans comme
j’ai vu conduire tous les Haïtiens : à tombeau ouvert. Je jure que, deux
ou trois fois, j’ai levé de mon siège comme une crêpe qu’on retourne pour me
heurter la tête au plafond. (Non, pas de ceinture : je serais morte
étouffée.)
Mica a 76 ans, de beaux cheveux gris qu’elle
coiffe en chignon, un regard qui voit à travers les gens comme des rayons X et
une énergie de tous les diables. Il en faut pour faire ce qu’elle fait :
elle a ouvert 200 écoles qui reçoivent près de 4000 enfants dans toute la commune
des Abricots.
Je logerai chez elle pour les quatre prochains
jours ; je sens que je ne vais pas m’ennuyer.
samedi 6 avril 2013
Jérémie
Je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais j’ai fait
hier mon premier voyage en Cessna, oui messieurs-dames. Quarante minutes de vol
de Port-au-Prince à Jérémie dans un coucou de quatre places construit en 1962,
qui tanguait et craquait comme un rafiot.
J’ai adoré ça.
J’étais la seule passagère. Roger, le pilote, m’a demandé si
je voulais m’asseoir à l’avant ou à l’arrière. Quelle question! J’ai grimpé à
côté de lui, il m’a passé un casque d’écoute qui m’a donné l’air de Mickey
Mouse, il a réglé un tas de manettes et de cadrans et on a décollé.
Yahou! Quelle
sensation!Roger est l’archétype du pilote de brousse qui a beaucoup
bourlingué. Américain, blond aux yeux bleus, la cinquantaine, petite queue de
cheval, casquette, bonne bedaine de bière, il ressemble à Bill Ballantine,
l’inséparable compagnon de Bob Morane (les jeunes, googlez). Ultra-cool, il m’a
même passé les commandes pendant 10 bonnes minutes! Bon, les commandes, c’est
un bien grand mot : j’ai tenu le volant et sagement gardé le cap. Après
coup, je me suis trouvée bien bête : je n’ai même pas tenté un petit
looping, pas de tonneau, rien!
Je m’en veux encore.
***
Après la terre aride et épuisée de Paillant, celle de Jérémie
est une véritable consolation. Enfin les Tropiques!
Le long de la route de
l’aéroport, de petites habitations traditionnelles aux couleurs de bonbons se devinent
derrière des entremêlements de bananiers, de manguiers chargés de fruits verts,
d’arbres à pain aux vastes feuilles vernies, de bougainvillées aux couleurs
violentes et d’hibiscus hauts comme des maisons.
Des
femmes marchent dans la poussière blanche du chemin à côté d’un âne lourdement
chargé; des grappes d’enfants ou de cabris s’égaillent sur notre passage. Il
fait chaud, la mer est là, toute proche, sur la gauche – on la devine à travers
la végétation.
Jérémie est une très vieille ville bâtie selon le plan
colonial classique : rues à angle droit autour d’une place carrée où se
font face la cathédrale, l’hôtel de ville et quelques bâtiments officiels. Cela ressemble aux villes de Colombie ou du Mexique, à ceci près que tout
est décrépit, décati, déliquescent – tellement que c’en est beau.
Comme toujours, il y a
du monde partout, des motos, des marchandes de petites choses, des écoliers en
uniforme. Les gros 4X4 de la Minustah chargés de Casques bleus passent régulièrement.
Chaque fois que je demande : «Mais que font-ils donc, ici?», on hausse les
épaules, on lâche un petit rire sarcastique. «Ils sont en vacances!», m’a
répondu quelqu’un.
Je loge à l’Auberge Inn – malheureux jeu de mots qui ne rend
pas justice au charme de la maison. La propriétaire, Juliette, est un phénomène
de femme, beauté frappante et métissée à qui l’on donnerait facilement 20 ans
de moins que les 60 qu’elle déclare.
Architecte de formation, elle a mille affaires en route qu’elle mène tambour battant, dont un centre communautaire, le centre Numa-Drouin, qu’elle a fondé et dont elle n’est pas peu fière, avec raison. Il y a une bibliothèque de quelque 5000 livres, une trentaine d’ordinateurs portables, une salle multimédias. On y donne des ateliers d’informatique ou de bricolage avec des matériaux recyclés, des formations en entrepreneuriat… Il règne là une atmosphère de ruche qui fait plaisir à voir.
Architecte de formation, elle a mille affaires en route qu’elle mène tambour battant, dont un centre communautaire, le centre Numa-Drouin, qu’elle a fondé et dont elle n’est pas peu fière, avec raison. Il y a une bibliothèque de quelque 5000 livres, une trentaine d’ordinateurs portables, une salle multimédias. On y donne des ateliers d’informatique ou de bricolage avec des matériaux recyclés, des formations en entrepreneuriat… Il règne là une atmosphère de ruche qui fait plaisir à voir.
Ce soir, j’ai assisté avec Juliette à une sorte de cabaret
littéraire qui a lieu les vendredis soir autour de la littérature haïtienne
contemporaine. C’est un petit festival organisé par les animateurs du centre.
Chaque semaine, depuis environ un mois, les élèves d’une école de la ville
donnent une conférence sur l’œuvre d’un auteur donné. Ensuite, ils répondent
aux questions d’élèves d’autres écoles dans ce qui, en principe, doit prendre
la forme d’un débat. Un jury évalue la qualité de la conférence, et le tout est
suivi d’un volet culturel avec musique, théâtre, danse, etc.
Je voudrais bien voir si une activité de ce genre organisée
pour les écoles publiques de chez nous susciterait autant de feu et d’enthousiasme.
Il faut dire que les distractions sont rares, à Jérémie. Mais tout ce monde sur
son 31, ces filles en délire qui encouragent leurs camarades et mènent la
claque… On aurait dit un match de foot!
jeudi 4 avril 2013
Moment de grâce
Bon, je pars demain pour Jérémie. Il m'a fallu remuer ciel et terre pour trouver un transport: le bateau qui fait normalement la navette Jérémie–Port-au-Prince n'est pas venu cette semaine, faute d'un nombre suffisant de passagers; la route est peu sûre en raison des crues; et il n'y a plus de liaison aérienne depuis deux ou trois semaines parce que, selon ce que j'ai appris de source officieuse, l'avion de Tortug'air est en panne.
J'ai failli avoir une place dans l'hélico de la Minustah (ça fait tellement Indiana Jane!), mais le prochain vol possible ne partait que mardi. Or, Mika, la dame que je veux absolument voir aux Abricots (un village à 25 km de Jérémie, mais qu'on met près de deux heures à atteindre en 4X4), part pour les États-unis le 12 avril. Pas question, donc, d'attendre mardi. Solution ultime: l'avion privé, à prix d'ami: 350$US, aller seulement. Oui, oui, prix d'ami. C'est normalement le double, mais quand on est bien branché, surtout en Haïti, on finit toujours par s'organiser.
Je loge actuellement chez une jeune femme absolument admirable, Natacha (dont je reparlerai), rencontrée grâce à CouchSurfing.org (dont je ne parlerai jamais assez). Elle a ouvert à Carrefour Feuilles, un des quartiers les plus défavorisés de Port-au-Prince, une école que j'ai visitée hier et dont je vous reparlerai aussi, parce que c'est vraiment quelque chose de complètement épatant.
Durant cette visite, j'ai revu mes années d'école: les uniformes, les pupitres de bois, la discipline...
Chaque fois qu'on entrait dans une classe, les élèves se levaient en bloc et ânonnaient en chœur: «Bonjour madame, comment allez-vous?
– Je vais très bien, merci, et vous?
– (Toujours en chœur) Très bien, merci, madame!»
Dans chaque classe, je me suis présentée brièvement, j'ai posé quelques questions aux enfants et pris quelques très mauvaises photos (j'étais, je pense, aussi intimidée que les élèves eux-mêmes). Je vous les mets pareil.
J'ai fini par être entourée d'un essaim de fillettes en uniforme rouge qui caressaient mes cheveux (dont la texture les fascine), touchaient ma peau, me posaient mille questions (as-tu des enfants? Ah bon, un seul? Et pourquoi? Et où est son papa?). L'une a voulu savoir pourquoi ma peau n'était pas partout de la même couleur (coup de soleil sur le décolleté, l'intérieur des bras bien blanc); une autre m'a demandé d'un air entendu si le papa de mon fils m'avait quittée pour une autre femme...
L'une d'elles a fini par demander à essayer mon appareil photo. Elles se le sont passé de l'une à l'autre, se sont photographiées à tour de rôle, puis chacune avec moi, puis en groupe, puis se sont tournées vers d'autres sujets. Voici le résultat, sans retouches ni rien (et même si j'ai l'air d'un chien mouillé).
Ça s'appelle un moment de grâce.
J'ai failli avoir une place dans l'hélico de la Minustah (ça fait tellement Indiana Jane!), mais le prochain vol possible ne partait que mardi. Or, Mika, la dame que je veux absolument voir aux Abricots (un village à 25 km de Jérémie, mais qu'on met près de deux heures à atteindre en 4X4), part pour les États-unis le 12 avril. Pas question, donc, d'attendre mardi. Solution ultime: l'avion privé, à prix d'ami: 350$US, aller seulement. Oui, oui, prix d'ami. C'est normalement le double, mais quand on est bien branché, surtout en Haïti, on finit toujours par s'organiser.
Je loge actuellement chez une jeune femme absolument admirable, Natacha (dont je reparlerai), rencontrée grâce à CouchSurfing.org (dont je ne parlerai jamais assez). Elle a ouvert à Carrefour Feuilles, un des quartiers les plus défavorisés de Port-au-Prince, une école que j'ai visitée hier et dont je vous reparlerai aussi, parce que c'est vraiment quelque chose de complètement épatant.
Durant cette visite, j'ai revu mes années d'école: les uniformes, les pupitres de bois, la discipline...
Chaque fois qu'on entrait dans une classe, les élèves se levaient en bloc et ânonnaient en chœur: «Bonjour madame, comment allez-vous?
– Je vais très bien, merci, et vous?
– (Toujours en chœur) Très bien, merci, madame!»
Dans chaque classe, je me suis présentée brièvement, j'ai posé quelques questions aux enfants et pris quelques très mauvaises photos (j'étais, je pense, aussi intimidée que les élèves eux-mêmes). Je vous les mets pareil.
À la fin de la visite, comme Natacha avait des choses à régler, je suis allée l'attendre sur un banc près de la sortie. Les classes étaient terminées. Près de moi, deux ou trois petites filles aux tresses enrubannées de blanc attendaient leur maman et me regardaient du coin de l'œil. J'ai entamé la conversation en leur posant les habituelles questions de grande personne: leur nom, leur âge, ce qu'elles voulaient faire quand elles seraient grandes...
J'ai fini par être entourée d'un essaim de fillettes en uniforme rouge qui caressaient mes cheveux (dont la texture les fascine), touchaient ma peau, me posaient mille questions (as-tu des enfants? Ah bon, un seul? Et pourquoi? Et où est son papa?). L'une a voulu savoir pourquoi ma peau n'était pas partout de la même couleur (coup de soleil sur le décolleté, l'intérieur des bras bien blanc); une autre m'a demandé d'un air entendu si le papa de mon fils m'avait quittée pour une autre femme...
L'une d'elles a fini par demander à essayer mon appareil photo. Elles se le sont passé de l'une à l'autre, se sont photographiées à tour de rôle, puis chacune avec moi, puis en groupe, puis se sont tournées vers d'autres sujets. Voici le résultat, sans retouches ni rien (et même si j'ai l'air d'un chien mouillé).
Ça s'appelle un moment de grâce.
mercredi 3 avril 2013
Tentative de conversion
Avant de clore tout à fait le chapitre de mes aventures paillonnaises, il faut que je parle de Soliny.
Je ne sais quel âge il a. En fait, il n'a pas d'âge: il est un jeune vieux ou un vieux jeune. Né dans une famille catholique, il s'est converti à l'évangélisme à l'âge de 15 ans et considère maintenant ses parents comme damnés.
Il anime à Radio Paillant une émission évangélique, de 5 h à 8h du matin, tous les jours que le Bon Dieu amène, sauf le dimanche, où il commence un peu plus tard. Avouez qu'il faut vouloir.
Comme bien des gens en Haïti en général et à Paillant en particulier, il n'a pas de travail. J'ignore de quoi il vit – lui-même ne le dit pas, se bornant à déclarer que ça n'est pas toujours facile mais que Dieu l'aide. Je suppose que le Très-Haut y pourvoit comme il le fait pour les petits oiseaux.
J'ai eu avec lui, un soir, une très longue discussion au cours de laquelle il a tenté de me convertir. Je rigolais, je lui disais que c'était peine perdue, que j'étais aussi athée qu'il était croyant, mais ça ne lui entrait pas dans la tête. «Comment peux-tu ne pas croire en Dieu, qui a tout créé?
– Ah oui? Et Dieu, lui, qui l'a créé?
– ...
– Moi, je crois que c'est l'homme qui a créé Dieu.
– Pourquoi l'homme domine-t-il toutes les autres créatures, sinon parce que Dieu l'a créé à son image?
– À cause de la sélection naturelle, pardi!»
J'ai évoqué le Big Bang, les dinosaures, Darwin; il m'a parlé jugement dernier, damnation éternelle et a cité Voltaire, ce vieux mécréant qui s'est converti sur son lit de mort comme on assure sa maison, juste au cas.
«Pauvre Soliny, je suis un cas désespéré, j'ai dit. Ne perds pas ton temps à prier pour mon salut! Et puis, si Dieu existe et qu'il aime vraiment tous les êtres de sa création, il va m'aimer aussi, ne crois-tu pas?»
Soliny me portait, je pense, une curiosité particulière, peut-être parce que j'étais la première athée avouée qu'il rencontrait.
Le soir de la demi-finale de foot, il a réuni le onze paillonnais et a prononcé une longue prière avec les joueurs. Je ne l'ai pas vu faire de même le soir de la finale, mais on a gagné pareil.
Je ne sais quel âge il a. En fait, il n'a pas d'âge: il est un jeune vieux ou un vieux jeune. Né dans une famille catholique, il s'est converti à l'évangélisme à l'âge de 15 ans et considère maintenant ses parents comme damnés.
Il anime à Radio Paillant une émission évangélique, de 5 h à 8h du matin, tous les jours que le Bon Dieu amène, sauf le dimanche, où il commence un peu plus tard. Avouez qu'il faut vouloir.
Comme bien des gens en Haïti en général et à Paillant en particulier, il n'a pas de travail. J'ignore de quoi il vit – lui-même ne le dit pas, se bornant à déclarer que ça n'est pas toujours facile mais que Dieu l'aide. Je suppose que le Très-Haut y pourvoit comme il le fait pour les petits oiseaux.
J'ai eu avec lui, un soir, une très longue discussion au cours de laquelle il a tenté de me convertir. Je rigolais, je lui disais que c'était peine perdue, que j'étais aussi athée qu'il était croyant, mais ça ne lui entrait pas dans la tête. «Comment peux-tu ne pas croire en Dieu, qui a tout créé?
– Ah oui? Et Dieu, lui, qui l'a créé?
– ...
– Moi, je crois que c'est l'homme qui a créé Dieu.
– Pourquoi l'homme domine-t-il toutes les autres créatures, sinon parce que Dieu l'a créé à son image?
– À cause de la sélection naturelle, pardi!»
J'ai évoqué le Big Bang, les dinosaures, Darwin; il m'a parlé jugement dernier, damnation éternelle et a cité Voltaire, ce vieux mécréant qui s'est converti sur son lit de mort comme on assure sa maison, juste au cas.
«Pauvre Soliny, je suis un cas désespéré, j'ai dit. Ne perds pas ton temps à prier pour mon salut! Et puis, si Dieu existe et qu'il aime vraiment tous les êtres de sa création, il va m'aimer aussi, ne crois-tu pas?»
Le soir de la demi-finale de foot, il a réuni le onze paillonnais et a prononcé une longue prière avec les joueurs. Je ne l'ai pas vu faire de même le soir de la finale, mais on a gagné pareil.
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